Article de Julien Deshayes -Octobre 2018

Intérieur de la Chapelle en 2005

Le « manoir Sainte-Suzanne » de Sottevast,

un ancien domaine monastique de l’abbaye de Lessay

(Julien DESHAYES*/ Pays d’art et d’histoire du Clos du Cotentin/Octobre 2018)

Le « manoir Sainte-Suzanne », dit aujourd’hui « la ferme de l’Abbaye » occupe, dans le creux d’une étroite vallée irriguée par le ruisseau de la Planquette, formant frontière avec Saint-Martin-le-Hébert, un cadre verdoyant, pratiquement préservé de toute nuisance visuelle. Le paysage environnant, associant terres de labour embocagées et zones de pâture des basses prairies humides, conserve la trace des aménagements humains ayant permis, depuis l’époque médiévale, de le domestiquer. Font toutefois défaut aujourd’hui les vastes horizons forestiers qui recouvraient jadis une grande partie du territoire de Sottevast, bornant initialement ce domaine agricole à la manière d’une étroite clairière.

Origines et histoire du domaine monastique

Les plus anciennes mentions écrites se rapportant au « manoir Sainte-Suzanne » se trouvent contenues dans deux chartes confirmatives des biens de l’abbaye de Lessay, octroyées à la fin du XIIe siècle, respectivement par le roi Henri II Plantagenêt[1] et par le pape Urbain III[2]. La charte royale, datée d’entre l’an 1185 et janvier 1188, précise que Robert Bertran, seigneur de Bricquebec, avait confirmé aux frères bénédictins leur aumône de Sottevast et, ainsi que son père avant lui, avait exempté cette terre des devoirs de service et d’aide seigneuriale habituellement imposés sur les fiefs nobles[3]. La charte papale, datée de décembre 1186, porte elle-aussi confirmation par Robert Bertran des libertés et quittances octroyées aux moines de Lessay sur leur aumône de Sottevast[4]. Elle leur confirme par ailleurs toutes les terres, les revenus et le moulin qui leur avaient été concédés par Richard de la Haye[5],  ainsi que l’église du lieu, donnée par Raoul de Sottevast, plus l’ermitage de Saint-Jouvin.

Dans une troisième charte, datant celle-ci du début du XIIIe siècle[6], Robert Bertran confirme distinctement aux moines de Lessay tout ce qu’ils avaient reçu sur la terre de Sottevast par donation du chevalier Guillaume des Perques, en pure et perpétuelle aumône. Il leur octroie dans le même temps la liberté de mettre chaque année cent porcs et leurs autres animaux en parcage dans ses forêts, et d’y prendre le bois nécessaire à la construction des bâtiments édifiés sur leur aumône.  Enfin, il leur renouvelle l’exemption de service et aide militaire pour ce domaine et, moyennant le paiement par les moines d’une somme de 60 livres tournois, s’engage à leur en garantir la jouissance perpétuelle.

On perçoit à travers ces sources écrites comment les moines de Lessay sont parvenus, à partir des années 1140-1150 environ, à se constituer autour de cette aumône de Sottevast, un domaine assez étendu qui devint rapidement le siège d’une seigneurie ecclésiastique dépendant de leur abbaye. Ils menèrent à cet effet une politique d’acquisition ciblée, bénéficiant des largesses de plusieurs seigneurs possessionnés en divers points de la même paroisse. Au terme d’aumône (elemosina), qui désigne usuellement les terres attachées à la desserte d’une église, se substitue ensuite la notion de manoir (manerium), suggérant qu’une construction résidentielle fut rapidement établie sur le site. Un document daté de 1213 nous confirme que ce manoir existait déjà au début du XIIIe siècle, puisqu’il fut cédé cette année-là en viager, avec le moulin et les terres qui en dépendaient, à un certain Raoul Michel, pour la durée de sa vie uniquement[7].

Après une longue période de silence documentaire, le domaine de Sottevast est de nouveau mentionné dans une déclaration (ou aveu) faite par les moines de Lessay en 1424, évoquant un fief comprenant désormais « manoir, colombier et moulin d’eaux »[8]. Le Livre foncier de la seigneurie de Sottevast, rédigé en 1428[9], détaille à peu près les mêmes attributs, citant « l’ostel et manoir dudit lieu de Sothevast », avec « lez terrez labourables, la place du coulombier sceante dedens ». Il précise en outre que « l’entree de l’ostel et manoir », sans doute équipée d’un portail charretier, était précédée par « troys viviers » et des chaussées, permettant de franchir la rivière voisine. Le « guernier » indiqué comme servant au stockage des denrées, correspondait probablement à une grange de plain-pied, non aux seuls combles du logis. Listant une quarantaine de tènements ou fiefs roturiers « resséants » de la seigneurie des moines, chacun sujets à des services de moulin et au paiement de rentes, ce document offre un remarquable éclairage sur l’organisation agraire de Sottevast à l’époque de l’occupation anglaise de la Normandie[10].

Il est surprenant en revanche qu’il ne mentionne en aucune occasion la présence de la chapelle Sainte-Suzanne, ni le moindre élément susceptible de se rapporter au petit sanctuaire médiéval existant sur le site. Il faut en fait attendre l’année 1563, et la vente par l’abbaye de Lessay du « fief, terre et syeurie de Sainte-Suzanne » au profit des seigneurs de Sottevast pour trouver, par ce vocable de « Sainte-Suzanne », la première mention, implicite, de son existence. Revendu au XIXe siècle par les de Chivré, racheté en 1965 par M. Paul Durand qui en exploitait les terres depuis 1954, le manoir Sainte-Suzanne bénéficie par arrêté du 30 juillet 1973 d’une protection partielle (chapelle uniquement) au titre des Monuments historiques.

L’architecture de la chapelle

La chapelle Saint-Suzanne est constituée d’un simple volume quadrangulaire d’environ 12 mètres sur six. Celle-ci occupe l’angle sud-est de la cour manoriale, face à l’ancien logis, dans le prolongement d’une aile de communs agricoles abritant une grange et l’ancien bâtiment du pressoir à cidre. Divisée intérieurement en trois travées voutées de croisées d’ogives, elle présente un chevet plat percé d’une grande baie à meneau, ornée d’un réseau flamboyant à double mouchettes. Au-dessus de cette fenêtre axiale, sous l’assise sommitale du mur pignon, fait saillie la double baie d’envol d’une volière à pigeon, dont les trous de boulins formant nichoirs occupent les combles de la chapelle[11]. Tandis que les assises inférieures des maçonneries sont montées en plaquettes de schiste et en gros moellons de grés armoricain sommairement équarris, la partie sommitale du mur pignon est en revanche entièrement traitée en pierre de taille calcaire. Ces différences d’appareillage ne semblent pas refléter une succession de phases distinctes de construction, mais plutôt résulter de l’évolution des conditions de l’approvisionnement du chantier en matériaux de construction. Deux bandeaux horizontaux, courant l’un à la réception du larmier coiffant la fenêtre axiale et l’autre à l’appui du pignon, agrémentent l’élévation du chevet.  Une croix antéfixe, malheureusement brisée, couronnait l’ensemble.

Les façades latérales de la chapelle sont chacune percées de deux lancettes trilobées, et rythmées de contreforts à ressauts d’inégales épaisseurs. Le bandeau horizontal qui souligne l’étage sous comble de la volière se prolonge sur chaque mur gouttereau en empiétant sur le sommet aplati des contreforts. La porte qui ouvrait sur la cour, malheureusement refaite au XIXe siècle, présente encore le départ d’un arc surbaissé coiffé d’un larmier mouluré. L’intérieur de l’édifice surprend par sa richesse décorative. La qualité d’exécution des supports, des percements et des articulations de la voute, soigneusement traités en pierre de taille calcaire d’Yvetot-Bocage, traduit à la fois l’ambition du commanditaire et la compétence du maître maçon chargé de mener ce chantier. Outre ses chapiteaux polygonaux ornés de motifs végétaux, elle présente en soutien des colonnes d’angles placées à la retombée des nervures de la voute, de curieuses consoles sculptées où se distinguent un buste de bélier, un homme grimaçant accroupi et un ange souriant portant un écu armorié. La surface de l’écu est recouverte d’un motif héraldique mi-parti, à deux bandes de gueule accompagnées de coquilles, d’une part, et une étoile à huit rais de l’autre.  

Ainsi qu’ont permis d’en conclure les études menées jadis par l’abbé Lelégard[12], il est possible de reconnaître sur ce blason les armes associées de deux abbés successifs de Lessay : Guillaume de Guéhébert, élu en 1423 et mort en 1447, et Eustache de Ver, son successeur en faveur duquel le premier avait résigné sa charge en 1444. L’indice fourni est précieux puisqu’il nous livre à la fois la date approximative de construction de l’édifice, vers 1430-1450 environ, et l’identité de ses co-bâtisseurs présumés, symboliquement réunis ici selon la filiation spirituelle qui les unissait. Cette fourchette chronologique convient bien au style flamboyant de la chapelle et le rang des commanditaires dont s’affiche ainsi l’identité – deux prélats parmi les plus influents du diocèse de Coutances – est de nature à justifier l’exceptionnelle qualité architecturale du bâtiment. Guillaume de Guéhebert apparaît par ailleurs impliqué dans plusieurs transactions relatives au manoirde Sottevast, d’abord en tant que moine et bailli de l’abbaye Lessay, de 1421 à 1423, puis en tant qu’abbé. Cela témoigne de l’intérêt particulier qu’il portait à la gestion de ce domaine et suggère même qu’il y résidait de façon régulière au cours de ces années-là.  Son œuvre de bâtisseur a donc accompagné un effort plus global de réorganisation foncière, marquée par la fieffe et l’acquisition de terres, la construction d’un deuxième moulin et la remise en place d’un système serré d’encadrement et de taxation des tenanciers.

Le logis manorial et son ancienne galerie[13].

Sur un plan architectural, la réorganisation de la seigneurie ne s’est d’ailleurs pas seulement traduite par la construction de cette belle chapelle. Elle se perçoit également à travers l’importante reprise qui fut alors menée sur le logis, situé dans l’angle sud-ouest de la cour manoriale. Ce bâtiment est constitué d’un unique corps rectangulaire, divisé intérieurement en trois pièces par niveau, avec salle basse, cuisine et cellier en rez-de-chaussée, salle haute et chambres à l’étage plafonnées sous combles. L’observation du bâti en élévation permet de constater le maintien partiel d’une structure médiévale antérieure au XVe siècle, trop résiduelle toutefois pour en permettre la lecture. En façade ouest apparaît en particulier l’encadrement d’une haute porte cintrée, qui ouvrait peut-être sur une grande salle de plain-pied. Cette porte semble s’être ensuite trouvée condamnée par l’addition d’une tour d’escalier semi hors-œuvre, destinée à desservir les niveaux supérieurs. La cheminée qui subsiste dans la salle du premier étage – avec ses consoles dont le quart de rond inférieur est chanfreiné et amorti par une petite patte triangulaire – apparaît bien caractéristique de la première moitié du XVe siècle. Dans la chambre voisine, les fenêtres ont conservé leurs banquettes de pierre ou « coussièges ». En rez-de-chaussée, la salle basse possède un élégant lavabo, abrité sous un arc lancéolé finement mouluré, identique à celui situé à l’intérieur de la chapelle. Sans être tout à fait luxueux, le manoir Sainte-Suzanne présente un indéniable intérêt architectural. Il permet de documenter un exemple relativement précoce de logis à étage et tour d’escalier, définissant une formule de distribution destinée ensuite une très grande postérité.

Côté cour, au centre de la façade du logis, s’observe un net débord de maçonnerie formant à l’étage l’amorce d’un pan oblique, supporté par deux consoles de soutien en pierre de taille. A ce dispositif énigmatique répond, dans le même axe, à l’étage de la chapelle, une porte haute permettant d’accéder au colombier qui occupait ses combles. L’alignement de ces deux éléments indique que le logis et la chapelle étaient initialement reliés par une galerie sur deux niveaux, délimitant une cour fermée, isolée de la partie contenant les dépendances agricoles. La pente d’un larmier de toiture en appentis coiffant la porte d’accès aux combles de la chapelle montre que cette galerie était couverte, et l’absence d’arrachements au raccord du mur correspondant suggère qu’il s’agissait d’une structure légère, probablement édifiée en bois. Côté sud, face aux prairies humides qui baignent les abords de la propriété, une aile basse de plain-pied, à usage de remise agricole, ferme le bas de la cour. La structure actuelle de cette remise est tardive car sa toiture vient obstruer l’une des fenêtres de la chapelle. Cependant l’aspect de son mur externe, doté de maçonneries en grès particulièrement épaisses, percées de petits jours défensifs, ressemble fort à une portion d’enceinte médiévale. Ces vestiges permettent donc de restituer les dispositions d’une structure à cour fermée, délimitée au nord par une galerie à étage, évoquant presque la forme d’un cloître.

En dépit des modifications qu’il a subies au cours des XIXe et XXe siècles, le manoir Sainte-Suzanne forme un ensemble architectural réellement remarquable et digne d’intérêt. Il est surprenant en définitive que la protection au titre des Monuments historique attribuée en 1973 se soit limitée à la seule chapelle, sans intégrer le logis et les autres bâtiments qui forment avec elle un ensemble organique. Malheureusement affectée par de graves fissures menaçant la stabilité de sa voute, la chapelle elle-même n’est plus aujourd’hui facilement visitable. La sauvegarde de ce très bel ensemble ne pourra probablement se faire qu’en agissant vite, et en mobilisant pour cela autour de ses propriétaires une dynamique collective de souscription et de mécénat.

Trois fragments de statues retrouvés sur le site.

Trois fragments de statues médiévales en pierre de taille calcaire, provenant très probablement de la chapelle Sainte-Suzanne, sont conservés sur le site. Deux des fragments, représentant le corps et la tête d’une sainte femme, semblent provenir d’une même œuvre. Le traitement ample et souple de son drapé convient bien pour une datation du milieu du XVe siècle. Le visage juvénile, si fruste qu’il semble avoir été retaillé, n’est pas sans évoquer celui de l’ange héraldique visible dans la chapelle. L’absence d’attributs ou autres indices vestimentaires caractéristique ne permet pas d’en définir l’identité de façon sûre. Vu le contexte cultuel environnant, l’hypothèse qu’il s’agisse d’une représentation de sainte Suzanne, la sainte patronne des lieux, apparaît toutefois la plus vraisemblable.

Le troisième fragment permet de reconnaitre les deux jambes dénudées d’un personnage dont le corps a été brisé au niveau du bassin. Il foule sous ses pieds un démon velu, dont l’arrière-train se termine par une queue de reptile. Le personnage porte sur le corps un vêtement ressemblant à sorte de tunique ou de chasuble, incrustée de pierreries et fendue sur la cuisse. En dépit de la nudité apparente de ses membres inférieurs, cette iconographie évoque spontanément la figure de l’archange saint Michel terrassant le démon. Le détail des pierreries incrustées sur le galon de la tunique suggère, dans ce cas aussi, une datation proche du milieu du XVe siècle.

Julien Deshayes ( animateur de l’architecture et du patrimoine, membre associé- Institution de rattachement : communauté d’agglomération du Cotentin / Pays d’art et d’histoire du Clos du Cotentin- DEA histoire de l’art et archéologie, université Paris 1 Panthéon – Sorbonne


[1] Léopold DELISLE, Recueil des actes de Henri II roi d’Angleterre et duc de Normandie, t. II, Paris, 1920, n° DCLXXIX, p. 298. Cette pancarte de confirmation des biens de l’abbaye fut injustement datée par les auteurs de la Gallia Christiana de 1126 et attribuée à Henri Ier Beauclerc. Ceci explique pourquoi de nombreux historiens postérieurs ont ensuite reproduit cette datation.

[2] Gallia Christiana, t. XI, 1759, n° XXIII, p. 245-250 :  Patrologie latine de l’Abbé MIGNE, t. CCII, Paris, 1855, col. 1451-1557.

[3] « et confirmationem quam Robertus Bertranni fecit de elemosina de Sotewast, quam sicut pater suus de omnibus serviciis et auxiliis liberam et quietam esse concessit, ita ipse ab omni serivicio et auxilio ad summum dominum terre pertinente in perpetuo acquietare concessit et confirmavit. Et ex dono Radulphi de Sotawast, ecclesiam de Sotawast »

[4] « et confirmationem Roberti Bertranni de libertate et quietantia quam vobis fecit de eleemosyna vestra de Sotowast quam perpetuo vobis concessit acquietare »

[5] « Ex dono Ricardi de Haia (…)  totam terram et redditum cum molendino quæ habetis apud Sotowast ». Richard de la Haye (+ 1169) était entré depuis 1146 en possession de la terre de la Luthumière, à Brix, suite à son mariage avec Mathilde de Vernon.

[6] Charles BREARD, Cartulaires de Saint-Ymer-en-Auge et de Bricquebec, Paris/Rouen 1908, n°16, p. 202-203.

[7] Document exhumé et publié par Sébastien GOSSELIN, dans : « L’œuvre architecturale de Guillaume de Guéhébert, abbé de Lessay », Bulletin de la Société des Antiquaires de Normandie, t. LXVI, p.186.

[8] Sébastien GOSSELIN, ibid., p. 187.

[9] Bibliothèque nationale de France, nouvelles acquisitions françaises ms. 1416. Chaleureux remerciements à M. Alexis DOUCHIN qui nous en a communiqué une transcription partielle recopiée par ses soins.

[10] Lucien MUSSSET, dans : « Y eut-il une réaction seigneuriale en Nord Cotentin sous l’occupation anglaise », Annales de Normandie, 13ᵉ année, n°3, 1963. pp. 205-207.

[11] De même que la chapelle du manoir de Barville, au Mesnil-au-Val, il s’agissait donc d’un édifice servant à la fois de chapelle et de colombier.

[12] Document manuscrit destiné à l’instruction du dossier de protection au titre des Monuments historiques (Caen, centre de documentation de la CRMH).

[13] Nos remerciements à Mme Marie Clémence qui nous a permis de rédiger cette étude en nous accordant toujours un accueil très chaleureux sur le site.

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